En marge des rencontres multilatérales du sommet des huit pays les plus industrialisés (G-8) que la Russie organise à Saint-Pétersbourg les 15-7 juillet 2006 et en dépit d'initiatives de coopération, les rencontres bilatérales entre le président George W. BUSH et son homologue russe Vladimir POUTINE révèlent moins la convergence stratégique que les divergences tactiques des relations bilatérales américano-russes (George W. BUSH, President Bush and Russian President Putin Participate in Press Availability, Strelna, Russie, 15 juillet 2006).
Premièrement les coopérations. Outre une initiative globale de lutte contre le terrorisme nucléaire (The Global Initiative to Combat Nuclear Terrorism, 15 juillet 2006: amélioration des contrôles du matériel et des infrastructures nucléaires ainsi que répression des trafiquants nucléaires), le président George W. BUSH et son homologue russe Vladimir POUTINE poursuivent deux initiatives bilatérales en marge du sommet:
- d'abord la finalisation d'un accord de commerce bilatéral qui lèverait les hypothèques américaines (lesquelles résultent de la crainte du dirigisme économique persistant, de la piraterie et de l'insécurité alimentaire) à l'adhésion de la Russie à l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC -- les Etats-Unis sont l'ultime obstacle à l'adhésion de la Russie à l'OMC, laquelle nécessite l'approbation des 149 Etats membres)
- ensuite l'ouverture de négociations formelles en vue d'un accord de coopération nucléaire civile
D'abord un accord commercial bilatéral qui lèverait les hypothèques américaines à l'adhésion de la Russie (première économie des économies hors OMC) à l'OMC. Si les Etats-Unis renoncent à l'ouverture du secteur bancaire russe aux investissements étrangers tandis que la Russie accepte d'ouvrir son secteur de l'assurance (ouverture toutefois échelonnée sur sept ans) en vue de la finalisation de l'accord, sa conclusion n'en est pas moins ajournée par les premiers faute d'entente avec la seconde sur l'ouverture de son secteur des services financiers, le terme de ses subventions agricoles russes (9,2 milliards de dollars américains par an) et la répression effective de la contrefaçon (conformément aux normes de protection des droits de propriété intellectuelle).
La conclusion à venir de l'accord ouvrira des perspectives d'investissements aux entreprises américaines des secteurs de l'énergie et de l'aéronautique:
- dans le secteur de l'énergie, cinq entreprises américaines (parmi lesquelles Chevron Corp. et Conoco Phillips) participeront au monopole gazier de Gazprom (notamment pour exploiter les champs gazofères de la Mer de Barentz ou encore acheminer du gaz naturel liquide aux Etats-Unis par tankers -- pour un montant de 20 milliards de dollars)
- dans le secteur de l'aéronautique, Boeing Co. prévoit de vendre 22 avions B-787 à la compagnie russe Aeroflot pour un montant de trois milliards de dollars américains
Ensuite l'ouverture des négociations formelles d'un accord de coopération nucléaire civile qui met un terme aux restrictions bilatérales datant de la guerre froide. Revirement par rapport à la posture des administrations américaines depuis la fin de la guerre froide (conditionnement de la coopération nucléaire civile avec la Russie à l'interruption de son "assistance aux programmes de l'Iran en matière de missiles, de nucléaire et d'armes conventionnelles avancées" selon une lettre de M. BUSH à M. POUTINE en date de 2002), cette coopération comporte deux volets:
- l'augmentation des importations d'uranium enrichi russe aux fins de combustible nucléaire pour les réacteurs américains
- l'externalisation (contre rémunération) sur le territoire russe du stockage et du retraitement du combustible nucléaire utilisé par les réacteurs américains
La volonté de coopérer en matière nucléaire civile est le produit de la rencontre des intérêts nationaux américains et russes:
- pour les Etats-Unis:
- la sécurité des infrastructures nucléaires russes préoccupe moins que dans l'immédiat après-guerre froide
- l'approbation par le président BUSH en 2005 de la proposition russe visant à externaliser sur son territoire la phase enrichissement d'uranium du cycle nucléaire civil iranien a déjà remis en cause les restrictions à la coopération nucléaire civile datant de la guerre froide
- le Partenariat Global en matière d'Energie Atomique présente par M. BUSH en janvier 2006 prévoit de réduire la dépendance énergétique aux hydrocarbures des régions instables (en diversifiant les sources d'énergie par des alternatives propres: nucléaire et hydrogène) et de fournir de l'énergie nucléaire aux pays en développement
- la coopération offre un levier d'action supplémentaire pour influencer la politique iranienne russe
- pour la Russie:
- la commercialisation des capacités et savoir-faire russes en matière de technologie nucléaire implique l'approbation américaine
- le marché de l'importation, du stockage et du retraitement des déchets radioactifs étrangers est estimé à 20 milliards de dollars américains
- M. POUTINE a fixé l'objectif que la production électrique russe soit produite à 25% (16% actuellement) par les 31 réacteurs que comptent les 10 centrales du pays
Si la Douma a autorité en 2001 (contre l'opposition de 90% de l'opinion publique) l'importation, le stockage et le retraitement des déchets radioactifs étrangers, ce projet de coopération -- pourtant dispensé d'approbation par le Congrès (la coopération est d'emblée conforme à l'Atomic Energy Act car la Russie est une puissance nucléaire officielle) -- pourrait agréger une opposition ad hoc (habituellement morcelée car dispersée sur le spectre politico-idéologique) entre la droite conservatrice antirusse, la gauche écologiste antinucléaire et le centre préoccupé par le non-respect des droits de l'homme. Les sénateurs de la Commission de l'Energie ont déjà averti M. BUSH le 12 juillet 2006 qu'ils s'opposeraient à un accord commercial prévoyant d'augmenter les importations d'uranium enrichi russe, les Etats-Unis dépendant déjà de la Russie pour la moitié de l'uranium enrichie que consomment leurs réacteurs nucléaires.
Deuxièmement les irritants ou compétitions. Au cours des rencontres bilatérales en marge du sommet avec son homologue russe Vladimir POUTINE, M. BUSH souhaite une discussion "franche et honnête" afin d'aborder l'ensemble des dossiers bilatéraux, y compris les préoccupations des Etats-Unis à l'égard de la crispation autoritaire de l'exécutif (une rencontre de soutien aux membres de la société civile russe a été organisée le 14 juillet pour dénoncer l'érosion des contre-pouvoirs, le reflux de la démocratie ou la démocratie dirigée -- l'affaire Youkos qui frappe Mikhail KHODORKOVSKY illustre la politisation de l'Etat de droit) et de la tentation de la Russie de renouer avec une politique de zones d'influence dans l'espace post-soviétique.
Forte de ses ressources énergétiques (15% des exportations mondiales de pétrole et 25% des exportations mondiales de gaz), de l'appréciation de ses relations bilatérales avec les principaux pays producteurs énergétiques, de l'absence de front européen (a fortiori occidental) uni à son encontre (l'Allemagne et la France maintiennent des relations commerciales bilatérales intenses avec la Russie), enhardi par un renouveau du souverainisme, la Russie mène une politique étrangère qui s'oppose effectivement de plus en plus fermement (conflictualisation des dissonances) non seulement à l'influence américaine en Asie centrale mais encore aux efforts américains pour un changement de régime en Iran, en Syrie, au Venezuela et dans les Territoires palestiniens.
D'abord l'opposition à l'influence américaine en Asie centrale qui s'inscrit dans le cadre large d'un "grand jeu" dans la région auquel s'ajoutent le financement des séparatismes moldave (Transnistrie), géorgien (Ossétie du sud et Abkhazie) et azerbaïdjanais (Haut Karabakh) ainsi que l'opposition russe à l'élargissement de l'OTAN à l'Ukraine et à la Géorgie (projet qualifié de "changement géopolitique colossal" s'il devait être approuvé lors du sommet de l'OTAN à Riga en novembre 2006): la politique étrangère russe a pour priorité de restaurer l'influence de Moscou en Asie centrale en contre-confinant la présence américaine via l'Organisation du Traité de Sécurité Collective (créée en mai 2002, l'OTSC regroupe l'Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Russie et le Tadjikistan) et d'éventuelles forces de maintien de la paix. Pour cela, la présence militaire russe a été renforcée en Asie centrale tandis que l'OTSC joue un rôle croissant dans les problématiques de sécurité centro-asiatiques:
- renforcement récent de la présence militaire russe en Asie centrale:
- octobre 2003: la Russie établit sa première base militaire (20 avions militaires et 500 militaires) dans l'espace post-soviétique à Kant au Kirghizstan (à 30 km de la base aérienne de Manas utilisée par les Etats-Unis)
- novembre 2003: la Russie renforce sa coopération de sécurité avec l'Ouzbékistan
- juin 2004: la Russie signe un Traité de Coopération Stratégique avec l'Ouzbékistan (chacun accorde le droit d'utiliser ses installations militaires sur son territoire, emploi conjoint des défenses aériennes, création d'un Institut conjoint de l'anti-terrorisme, assistance militaire -- vente d'armes et entraînement militaire); la Russie s'assure par ailleurs un accès continue à plusieurs installations militaires tadjiks
- été 2005: la Russie soutient avec la Chine les notifications par le gouvernement (29 juillet), le président (31 juillet) puis le parlement ouzbek (25 août) demandant aux Etats-Unis de retirer leurs forces de la base aérienne de Karshi-Kanabad (au plus tard en février 2006) en représailles à la demande américaine qu'une enquête internationale soit ouverte consécutivement à la répression des manifestations d'Andijan le 13 mai 2005, manifestations que le président Islam KARIMOV impute à la subversion américaine
- septembre 2005: la Russie et l'Ouzbékistan conduisent leur premier exercice militaire bilatéral depuis 1991
- octobre 2005: la Russie s'accorde avec le Tadjikistan pour établir une nouvelle base aérienne à Ayni près de la capitale (Douchanbe)
- novembre 2005: la Russie et l'Ouzbékistan signent un Traité sur les Relations Alliées
- consolidation récente du rôle de l'OTSC dans les problématiques de sécurité centro-asiatiques:
- depuis octobre 2002, l'OTSC s'efforce de nouer des liens formels avec l'OTAN
- décembre 2004: l'OTSC obtient le statut d'observateur à l'Assemblée Générale des Nations Unies
- juin 2005: les six Etats membres signent un accord promouvant l'entraînement militaire conjoint
- décembre 2005: les six Etats membres s'entendent pour coordonner leurs programmes de défense en matière de sécurité nucléaire, biologique et chimique contre des attaques terroristes
Ensuite l'opposition aux efforts américains pour un changement de régime en Iran, en Syrie, au Venezuela et dans les Territoires palestiniens:
- en Iran, la Russie contribue au développement du programme nucléaire civil tout en participant à la protection des sites nucléaires (fourniture d'un système de défense anti-aérien Tor-M1 et de missiles S-300)
- en Syrie, la Russie annule la dette (13 milliards de dollars américains), s'oppose au vote d'une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies imposant des sanctions supplémentaires au régime baasiste syrien et fournit divers équipements militaires (le système Strelets affine le système de défense anti-aérien syrien existant)
- au Venezuela, la Russie fournit divers équipements militaires (15 hélicoptères de transport militaire, 100 000 fusils mitrailleurs Kalachnikov AK-47, avions de combat) et nourrit le projet de construire deux entreprises franchisées de fabrication de Kalachnikov
- dans les Territoires palestiniens, la Russie continue d'aider financièrement le gouvernement de l'Autorité Palestinienne dominé par le Hamas tandis qu'elle invite les dirigeants de ce dernier à Moscou en février 2006
La dégradation des relations bilatérales américano-russes est encore refléchie -- en même temps qu'alimentée -- par plusieurs gesticulations récentes:
- le vote par la Douma d'un régime d'autorisation préalable pour les ONG russes et étrangères, Moscou redoutant que des ONG libérales russes financées par l'Occident ne déclenchent une révolution colorée (sur le modèle des révolutions "des roses", "orange" et "des tulipes" qui renversèrent respectivement les régimes géorgien en novembre 2003, ukrainien en décembre 2004) et kirghize en mars 2005)
- la qualification de la critique occidentale du régime politique russe de mentalité néocoloniale belliqueuse encore sclérosée par les schémas conceptuels hérités de l'ordre bipolaire et pratique le double-standard -- la subordination des valeurs aux intérêts géopolitiques (carrefour géopolitique de l'Azerbaïdjan) et/ou énergétiques (ressource énergétique du Kazakhstan)
- le discours fulminant du vice-président Richard D. CHENEY à Vilnius (Lituanie) le 4 mai 2006
- l'interdiction d'émettre décidée par M. POUTINE à l'encontre des radios américaines Voice of America et Radio Liberty
- le refus de M. POUTINE (sommet UE-Russie de Sochi en mai 2006) de signer la Charte Européenne de l'Energie qui prévoit l'égalité de traitement entre producteurs énergétiques russes et européens
- la diplomatie de l'énergie (instrumentalisation de la politique énergétique à des fins de politique étrangère qui consiste en un conditionnement politique des engagements commerciaux) par laquelle la superpuissance énergétique s'efforce d'influencer les politiques étrangères de ses clients via le chantage énergétique (la crise du gaz russo-ukrainienne l'a illustré les 1er-2 janvier 2006)
- et un projet de loi limitant les investissements étrangers dans les secteurs stratégiques de l'énergie, de l'aéronautique et de l'automobile